Il était une fois le Camelot…

Il était une fois le Camelot…

Il y a des minutes plus cruciales que d’autres dans notre vie. Celles qui font basculer notre existence dans le rose ou le gris. On ne peut les reconnaître qu’à rebours, trop pris que nous étions à les vivre. Ma carrière s’émaille ainsi d’instants décisifs, inattendus. Un paquet de ces minutes étonnantes s’assemblèrent en un bouquet audacieux dans la matinée du 15 avril 1993, transformant mon quotidien en un rock and roll endiablé.

Alors que le Salon du livre de Québec allait ouvrir ses portes, dans une atmosphère suffocante de début de printemps, des centaines d’enfants, en avance sur l’horaire, s’entassaient dans un entonnoir d’escaliers clôt par une série de tourniquets dans l’entrée de l’ancien Centre municipal des congrès de Québec. Des centaines d’autres insistaient de l’extérieur, déversés par des grands autobus jaunes. Un gigantesque bouchon humain assourdissant. Ni les éditeurs, ni les auteurs, qui devaient pourtant accueillir les élèves, n’arrivaient à franchir cette marrée pour qu’enfin s’ouvrent les portes. Même les agents de sécurité s’en trouvaient dépassés. On ne bouscule pas des enfants pour libérer le passage! 

Du secrétariat, où fébrile j’attendais de débuter ma prestation, j’entendis une voix paniquée résonner dans les walkies-talkies : « Les jeunes vont arracher les tourniquets!». Je ne sais quelle mouche me piqua, mais dans un réflexe qui me surprit moi-même, je partis au pas de course rejoindre la meute. Et sans réfléchir – Dieu merci, si non je ne l’aurais jamais fait – je sautai par dessus lesdits tourniquets pour atterrir au devant de la foule agglutinée.

Ma mémoire a effacé les quelques secondes d’étonnement qui suivirent. Mes souvenirs ne se réactivent qu’à la phrase « Bienvenue au Salon du livre de Québec! », que je lançai à la volée à cette masse grouillante. Je me revois, leur demandant d’entonner avec moi la chanson que j’avais semée dans leur milieu de vie au cours des mois de février et de mars, dans le cadre d’une tournée pré-salon, au rythme de 4 écoles par jours,4 classes par école: «Dans, dans une histoire…» Et c’était parti!

Les minutes qui suivirent firent naître le mythe entourant le Camelot : « il peut tout faire ce gars là! ». Pourtant, en cet instant fatidique, j’expliquais tout bonnement aux jeunes que le Salon ne pouvait ouvrir, auteurs et éditeurs étant coincés derrière eux. Je ne saurais dire par quelle magie –  probablement en laissant, de par l’urgence, ma tendresse se transformer en une grande vague déferlante – j’arrivai à faire se recroqueviller la foule pour la transformer en une haie d’honneur enjouée, laissant s’avancer une à une, sous les applaudissements et autres formes de hourras, de nombreuses personnalités du milieu québécois de la littérature. Fascinés, tous ces grands et petits noms du milieu du livre, se demandèrent qui était ce gars en blouson de cuir qui savait mener pareille harde de jeunes? Portée par leur voix, ma réputation allait me précéder, avant même que je ne monte sur scène pour la première fois, et au delà de l’Atlantique: «… le Camelot, tel le joueur de flûte de Hamelin, a entrainé les enfants…» 1 C’est qu’une délégation des 24h du Livre du Mans séjournait à Québec pour la semaine dans le cadre d’un échange culturel, mais ça, je ne le savais pas encore.

Derrière ces minutes cruciales où tout se joue sans qu’on ne le sache, se cachent des heures, des mois, voir des années de boulot. Une histoire tissée de noms, d’instants drôles et d’autres plus lourds. C’est le cas pour cette extraordinaire aventure – je ne saurais la qualifier autrement.

Recroquevillé dans mon fauteuil, installé face à la rivière Noire, je récupérais lentement – trop au dire de mon ami Jeannot – de mes dix années passées à la tête d’Art Neuf, un petit organisme culturel gérant la programmation du Centre Culturel Calixa-Lavallée à Montréal. Veillant sur moi à son habitude, mon ami me proposa un jour de l’été 1990 – si ma mémoire est bonne –  de me joindre à lui et au Livre Animé, une petite entreprise offrant des animations en littérature pour la jeunesse. Hélène Guy l’avait recruté, ensemble ils animaient dans des écoles, des bibliothèques et autres lieux fréquentés par les enfants de ateliers ludiques favorisant la lecture. Bien que mes connaissances en la matière fussent limitées, j’accepté, histoire de me sortir de mon marasme. Un nouveau chapitre de ma vie commença à s’écrire, sans que je ne le soupçonne. On ne sait jamais quel chemin emprunteront les dieux et les autres pour répondre à nos appels. Hélène et Jeannot me formèrent, partagèrent avec moi leurs connaissances.

Vers la fin de l’été 1992, sortant d’une réunion avec l’équipe du Salon du livre de Québec, Jeannot et Hélène me téléphonèrent pour m’informer qu’ils venaient de négocier un gros contrat. L’objectif : mousser la participation des enfants et des adolescents au prochain événement prévu au mois d’avril. Les deux parties s’étaient entendues sur la création d’un personnage qui devait réaliser une tournée de promotion dans les écoles, en février et mars, accompagné de son journal qui serait tiré à 30 000 exemplaires: horaire détaillé de la programmation, jeux, entrevues d’auteurs et informations littéraires diverses. Ce personnage aurait pour nom le Camelot – chose logique, avec son journal à la main.  De plus, ce Camelot effectuerait plusieurs animations à l’Espace Jeunesse lors des 4 journées de l’événement, soit du 15 au 18 avril 1993. Mes deux comparses m’incitèrent fortement à accepter ce contrat,  car c’est en pensant à moi qu’ils l’avaient négocié, ne se voyant pas eux-mêmes incarner ce personnage. Comment aurai-je pu résister à pareille tentation?

Vous aurez déjà probablement compris, que mon célèbre saut par dessus les tourniquets et cette manière exubérante d’interagir avec la masse, ne faisaient pas partie de ce qu’au départ devait être et faire ce personnage. Mais, j’avais créé « un gentil monstre » et en ces minutes fatidiques d’avril 93, il se libéra de son créateur pour n’en faire qu’à sa tête. Un peu à la manière de l’IA qui comprit vite qu’elle pouvait s’auto-programmer. 

L’idée de départ était de créer, non pas un personnage de roman pour les enfants, mais plutôt un personnage qui en aurait l’énergie. Un être qui en incarnerait la forme; rythme rapide, thématiques qui s’étendent du quotidien aux mondes fantastiques en passant par la poésie et la BD. Un univers coloré, illustré, où les émotions se vivent à fleur de peau, un univers à la créativité débordante. La commande exigeait aussi que le Camelot puisse s’adresser tant aux enfants du primaire qu’aux adolescents du premier cycle du secondaire.

Devant porter ce personnage de nombreuses heures par jour, il me sembla nécessaire de le construire à partir d’éléments qui m’étaient connus, faisant sens pour moi. Sans quoi, comment tenir la cadence? Je m’attelai donc à la tâche. Premier élément fondamental, j’étais un homme. La majorité des personnages pour enfants dans les Salons du livre, à l’époque, étaient interprétés par des femmes. Le fait d’être un homme me plaçait donc, automatiquement, dans la marge. Et cet état de marginalité je le connaissais bien, pour le fréquenter depuis ma tendre enfance. L’idée de capitaliser sur cette différence fut amplifiée par le fait que la littérature pour la jeunesse était, elle aussi, souvent considérée comme une sous-littérature, une frange nécessaire à la grande littérature. L’angle d’approche était choisi: la différence est un plus et non une tare! 

L’idée d’être une grande peluche – je fais tout de même 1mètre 85 – à qui on fait des gros câlins mouillés sur qui on déverse ses microbes printaniers ou d’être la mascotte de qui on se moque et qu’on bouscule pour peu que les hormones adolescentes nous gagnent, me répugnait au plus haut point. Exit l’idée de me retrouver dans un lourd costume ou affublé d’un maquillage qui de toute façon ne tiendrait pas la route – 8 à 9 heures pas jour! J’allais faire avec mon visage, tel quel, c’était décidé.

Autre élément important, mes collègues animatrices s’adressaient principalement à la petite enfance et aux enfants des premiers cycles du primaire, les sixièmes années étant régulièrement les laissés-pour-compte. Mon Camelot, de part la commande adressée, devait être crédible à la fois auprès des tout-petits et des jeunes adolescents à la puberté fleurissante. L’écart était grand, très grand. Ma formation d’éducateur spécialisé, de sexologue et mon passé de travailleurs de rue se juxtaposèrent à ma formation d’artiste pour me pousser à interpréter un personnage adulte, dont l’âge serait affaire d’énergie plus que d’années. Quiconque intervient auprès des jeunes, sait bien que tous rêvent d’être plus vieux qu’ils ne le sont, le plus rapidement possible et désirent qu’on s’adresse à eux en ces termes. Mon personnage ne pouvait tout bonnement pas « faire bébé »! Le Camelot allait jouer de ce fait. Mais quel homme vit ainsi, sans âge, dans la marge, débordant d’énergie et pouvant fasciner à la fois les enfants et les adolescents?  Cette question ramena à ma mémoire quelques vers de l’une de mes chansons écrite des années auparavant : « J’aurais voulu être un bum / Mais j’ai l’air d’un chanteur de pommes ». Archétype indémodable de la masculinité, qui traverse les âges et les époques : le rockeur. L’idée maitresse était née, le Camelot serait un «gentil bum»! 

Je déposai alors sur mon histoire personnelle un semblant de grillage, solide mais troué. Des heures durant, j’œuvrai de mille et une façons pour ne laisser émerger que ce qui faisait sens: ma passion pour les mots et la poésie, mes formations en danse, en chant et en jeu théâtral, et naturellement, les aspects les plus rock and roll de ma courte existence. Comme l’écriront bien des journalistes, oui c’est vrai, la personnalité du Camelot prit ancrage dans des bribes de ma propre vie. Mais, j’y ajoutai tout de même quelques extravagances – ce qui chez moi est fort naturel! 

C’est ainsi que naquit Sylvain-Hervé Le Camelot – je fusionnai deux de mes quatre prénoms –  cet «… adulte un peu plus exubérant que la moyennes, il faut l’avouer.»2. Un rocker sympathique, à l’énergie et à l’humour débordant. Jeune homme paré d’un blouson de cuir barbouillé de couleurs et affichant au dos en lettres majuscules sa principale règle de vie, sous forme d’ordre lancée aux jeunes: IMAGINEZ. J’élaborai à mon personnage un solide passé, je lui donnai une multitude de caractéristiques psychologiques, une façon de se mouvoir et même quelques tics comportementaux. Je passe les détails, ce serait trop indiscret! Delà, je pus lui dresser une première fiche d’identité qui allait s’afficher en première page de son journal. Elle évoluera au fil des ans, car si au départ je devais interpréter ce personnage pendant quatre semaines, il m’aura porté à travers la Francophonie pendant 10 ans.

Je me souviens vaguement du moment où je présentai le résultat de mon travail de création à mes collègues Jeannot et Hélène. Je dus être fort convainquant, car peu de temps après, nous prirent la route vers Québec pour présenter, en chair en en os, le Camelot à l’équipe du Salon du livre. Plusieurs de ces êtres enthousiastes devinrent par la suite des amis et collaborateurs importants pour de nombreuses années. Raison pour laquelle on a faussement dit à mon propos que j’étais un gars de Québec. Je n’y vécu pourtant que 4 à 5 semaines par année pendant cinq ans.

L’opération Camelot fut un grand succès. Le nombre d’enfants visitant le Salon du livre de Québec doubla cette année là, passant de 2500 à 5000. Lors de ma dernière année d’intervention à Québec, le nombre d’enfants étaient de 10 000. À vrai dire, on ne savait plus où les mettre! Le secret de cette réussite d’achalandage: lors de mes visites dans les classes, en remettant aux enfants en mains propres mon journal, je m’adressai directement à elles et à eux, les incitant à motiver leurs adultes, parents et enseignants, à les mener dans cette grande Ville du livre pour venir y faire la fête avec moi et des centaines d’auteurs et d’éditeurs. Le tour était joué, les enfants firent le boulot! Ficelées avec la collaboration de mes collègues du Livre animé, mes interventions sur scènes firent tout un tabac. Auteurs et éditeurs furent  quand à eux agréablement surpris de se retrouver en entrevue-interactive avec ce rocker sympathique. L’Espace Jeunesse débordait à chaque animation.

Ce qui marqua particulièrement les esprits, ce furent mes centaines d’interactions informelles avec les enfants à travers ce que nous nommions les rues et ruelles du Salon. La fiche d’identité de mon personnage indiquait qu’hors des périodes sur scène, il devait guider les jeunes dans le dédale de kiosques et bouquiner avec eux. Un véritable travail de rue auprès des jeunes, avec tout ce que ça implique de surprises et de risques. Exactement comme je le fis des années auparavant, de jour comme de nuit, à Sherbrooke et Montréal. Mais avec cette fois une touche d’excentricité qui me comblait de joie. Je construisis dans l’instant présent, à chaud sur le terrain, cette approche directe et extravagante qui allait devenir ma marque de commerce pour les prochaines années. Je m’appropriai littéralement tout l’espace du salon – hors des stands des éditeurs – comme étant mon terrain de jeu. Ici, j’interpellais un groupe d’élèves et me lançais l’espace de quelques minutes dans la création d’une histoire. Là, je discutais poésie avec des ados, les menant dans des stands où ils ne seraient jamais entrés pour leur lire un extrait  particulièrement savoureux d’un recueil. Ou, assis parterre avec un groupe d’enfants, j’épluchais leurs trouvailles. J’inventais ici et là des quizz spontanés sur qui a écrit quoi et pour quelle maison d’édition. Partout, j’entonnais la même chansonnette. Trente ans après, je la chante encore! 

À vrai dire, l’expérience fut si fascinante que l’équipe des 24h du Livre du Mans, dont j’évoquai la présence précédemment, s’enticha de mon personnage au point de demander à ce que le Camelot soit intégré à la délégation devant se rendre chez eux l’automne suivant pour y représenter le Québec, invité d’honneur de l’édition 1993. Vous imaginez aisément l’agréable surprise que ce fut pour moi et mes collègues du Livre animé. À l’automne, je m’envolai donc pour la France avec une brochette de personnalités du milieu littéraire québécois dont je n’ose ici écrire un seul nom, de peur de me faire accuser de « name-dropping»! Retenez seulement, que ces personnes qui furent toutes d’une gentillesse sans nom à mon égard, m’ont fait une place de choix et ont contribué de manière irréfutable à mon envolée professionnelle. Ce premier séjour du Camelot en France – car moi, j’y frayais déjà – a donné au personnage un aura international quelques mois seulement après sa création. Les commentaires positifs tenus par cette brochette de personnalités du milieu littéraire, à leur retour,  contribua à enclencher le feu d’artifice.

À partir de ce séjour, au fil des mois et des ans, de nombreux événements littéraires de renoms et tous les Salons du livre du Québec m’invitèrent à collaborer avec eux. Éditeurs et auteurs contribuèrent activement à la propagation du Camelot, souhaitant sa présence partout. Un de ces fabuleux moments fut la création, au Salon du livre de l’Outaouais, d’une cohorte de jeunes camelots – groupe d’adolescents, de 13 à 15 ans, que je formai de manière intensive deux jours avant l’événement – qui m’accompagnèrent chaque jour de cette foire du livre. Cette expérience fut répétée à quelques reprises et même le Salon du livre de Montréal l’adopta. Toujours à Montréal, j’animerai à La nuit à lire debout – nuit magique où un groupe d’enfants avaient pour toute la nuit le salon juste à eux. Qui l’eut cru, mon personnage devint même l’animateur attitré du célèbre Jeu du dictionnaire – Le Robert? C’est probablement au Salon du livre de la Côte Nord où je vécu les expérience les plus étonnantes, lors des Cartes blanches du Camelot. Des plages horaires où j’étais  libre d’y réaliser les animations que je désirais.

Des pages durant, je pourrais vous raconter des moments mémorables où s’entrecroiseraient des Raves littéraires – organisés pour le compte de Communication Jeunesse,  à un étonnant Bingo littéraire  – réalisé dans le métro de Montréal lors d’une édition du Festival International de la littérature, avec une multitude de brunchs littéraires, des centaines d’entrevues et de rencontres, et un nombre faramineux d’ateliers de poésie offerts dans des écoles, centres de loisir et autres lieux forts originaux. Ma vie de Camelot, ce fut une colossale tournée d’une dizaine d’années, composée de plus de 600 performances et de milliers d’heures d’animations informelles égrainées au Québec et en Europe, dans le cadre d’une soixantaine d’événements. J’ai remis de prestigieux prix, représenté le Québec à l’étranger à plusieurs reprises, participé à des colloques et des congrès… Lors d’innombrables cocktails chics et de bon goût, la seule présence de ce personnage au blouson de cuir rappelait à toutes et touts l’importance de la littérature pour la jeunesse et de ses dizaines de milliers de lectrices et lecteurs. Imaginez la tête d’une Catherine Trautmann, alors ministre de la culture en France, où celle d’un Jacques Parizeau, premier ministre du Québec, voyant débarquer au milieu de leur réception officielle ce grand échalas hirsute, portant blouson de cuir. Au plus fort de cette déferlante, comme je collaborais avec de nombreuse équipes, une dizaine d’attachées de presse – étrange que ce soit toujours des femmes, non? – réparties dans tout le Québec et en Europe veillaient sur ma carrière. Il y eu aussi la publication de mes premiers recueils de poèmes: Mon brise-déprime, pour les petits et Interdit, pour les adolescents. 

Au fil des ans, ce personnage vieillira avec moi perdant sa casquette. Il déménagera du Livre animé à ma propre maison de production. Il aura même, pour certaines grandes occasions, un veston taillé sur mesure orné de centaines de visages d’enfants de toutes nationalités. Mais toujours, il conserva sa tête ébouriffée et demeura un adulte à l’âge flou, un peu plus exubérant que la moyenne!

1. Le Petit Journal des 24 heures du livre de jeunesse, N.2, Le Mans, France.
2. Lurelu, Montréal, Canada.